Un jour, un endroit : Téhéran, 28 novembre – 2 décembre 1943, trois hommes décident du monde d’après.

27-11-2025
Fin novembre 1943, au milieu d’un Iran occupé, trois dirigeants comptant parmi les plus puissants de la terre se retrouvent dans la même pièce : Churchill, Roosevelt et Staline. Cinq jours pour coordonner une guerre mondiale. Cinq jours pour commencer à dessiner la carte du futur.
tehran
© mohammad-amirahmadi

L’Iran est alors sous contrôle soviéto-britannique. Son jeune chah, Mohammad Reza Pahlavi, n’a qu’un rôle protocolaire. Les Alliés le saluent par courtoisie, mais rien de ce qui compte ne se discute devant lui. Churchill aurait préféré Londres ; Roosevelt, plus malade qu’on ne le croit, aurait aimé éviter les longs trajets ; mais Staline impose Téhéran, un lieu qu’il sait parfaitement maîtrisé.

Roosevelt, pour limiter les déplacements, accepte même d’être logé à l’ambassade de l’URSS, bourrée de micros. Il le sait. Staline sait qu’il sait. Mais Roosevelt préfère les micros aux risques d’un trajet en ville. Le décor est planté : la méfiance est de mise car on veut sa part de gâteau dans le monde d’après, mais tout le monde avance.

Trois visions opposées, un seul impératif : gagner la guerre

Quand les trois hommes s’installent autour de la table, les divergences sont nombreuses. Churchill parle stratégie globale comme on raconte une campagne napoléonienne. Staline écoute, flegmatique, prêt à frapper au moment opportun. Roosevelt arbitre, apaise, recadre. L’alliance tient grâce à un mélange étrange de méfiance et de nécessité. Côté ambiance, ça devient tendu : si les relations entre Churchill et Roosevelt étaient très amicales jusque-là, elles vont se refroidir rapidement : le président américain entend séduire l’ogre russe. Churchill, pour sa part, reste lui-même, ce qui lui vaut d’être parfois moqué…

Le débarquement : la décision qui scelle 1944

L’enjeu militaire principal est clair : ouvrir un second front contre l’Allemagne. L’Armée Rouge est à bout de souffle et Staline le réclame haut et fort. Churchill pousse encore son idée d’attaquer par les Balkans, une manière subtile de limiter l’expansion soviétique en Europe de l’Est. Mais Staline refuse catégoriquement. Roosevelt aussi, pour qui seule une attaque directe sur la France peut abréger la guerre.

Le débat se termine sans ambiguïté : le débarquement en Normandie aura lieu en 1944. L’opération Overlord, actée à Téhéran, deviendra le moment décisif de la libération de l’Europe. Staline promet qu’au même moment, l’Armée rouge lancera une offensive majeure pour clouer les divisions allemandes à l’Est. C’est la clef de voûte de toute la stratégie alliée. Churchill n’a d’autre choix que de valider : il craint de lourdes pertes humaines.

tehran
© fatemeh-momtaz

La Pologne, sujet brûlant

L’autre décision majeure, plus discrète mais plus lourde encore, concerne la Pologne. À Téhéran, sans consulter son gouvernement en exil à Londres, les dirigeants conviennent que ses frontières seront déplacées vers l’ouest : l’URSS gardera les territoires conquis en 1939 ; la Pologne recevra en compensation une partie de l’Allemagne orientale, jusqu’à l’Oder-Neisse.

Les contours précis resteront volontairement flous. Churchill redoute la réaction polonaise. Roosevelt redoute celle de ses électeurs d’origine polonaise. Mais le principe est posé : l’après-guerre ne sera pas un simple retour à la carte de 1938. Il s’agit déjà d’un partage des zones d’influence, même si aucun des trois ne le formule ainsi publiquement.

Yougoslavie, Turquie et le reste : Téhéran, un laboratoire d’alliances ?

Dans ces mêmes journées, Churchill annonce qu’il soutiendra désormais les partisans communistes de Tito en Yougoslavie, jugés bien plus efficaces contre les Allemands que les Tchetniks de Mihailović, pourtant soutenus jusque-là par Londres. On discute également de la Turquie, que les Alliés aimeraient voir entrer en guerre, ce qui pourrait entraîner l’URSS à frapper la Bulgarie si cette dernière l’attaquait.

Téhéran ne résout pas tout. Mais c’est ici que la dynamique s’enclenche. Quelques mois plus tard, Churchill et Staline parleront « zones d’influence » à Moscou. Puis viendra Yalta, où tout ce qui a commencé à Téhéran sera finalisé.

Téhéran aujourd’hui

Aujourd’hui, Téhéran est une métropole géante qui n’a plus grand-chose à voir avec la ville occupée de 1943. Près de dix millions d’habitants, un trafic légendaire, une jeunesse connectée qui compose avec les contraintes politiques et des quartiers où les gratte-ciel côtoient les bazars traditionnels. La capitale iranienne reste le cœur politique et économique du pays, mais aussi un lieu de contrastes spectaculaires : pollution dense et montagnes enneigées, conservatisme religieux et créativité underground, tensions diplomatiques et hospitalité profonde. Téhéran est aujourd’hui une ville complexe, vibrante, souvent déroutante mais impossible à réduire à une seule image.